Publié le 11 juillet 2020. Reportage et Interview réalisé à Nairobi et Marseille par Samir ABDELKRIM, auteur de « Startup Lions, au cœur de l’African Tech ».
Je m’entretiens longuement avec Erik Hersman sur les impacts économiques du COVID-19 sur sa startup BRCK, basée à Nairobi. Je connais de longue date cet entrepreneur atypique qui a passé son enfance en Afrique de l’Est et est connu sur le continent pour sa contribution à la naissance de l’application Ushahidi en 2008. La première plateforme d’entraide citoyenne africaine qui s’est depuis déployée avec un succès planétaire, dans 200 pays à travers le monde. Il est également à l’origine de la plateforme iHub, devenue en quelques années le centre de gravité des communautés geeks de Nairobi.
Avec BRCK, qu’il a fondé en 2014, Erik Hersman et son équipe d’une cinquantaine de personnes participent à la lutte de la tech africaine contre la pandémie, grâce à l’accès et au partage de l’information sur le web. Sa mission consiste à démocratiser internet dans les territoires les plus pauvres et reculés d’Afrique. C’est pour lutter contre des fractures numériques déjà profondes au Kenya que la société technologique d’Erik Hersman a mis au point des routeurs métalliques portatifs, qui émettent depuis n’importe quel endroit un signal Wi-Fi dont l’accès est ouvert à tous. Une fois relié au routeur avec son téléphone, un usager peut dès lors naviguer librement sur la toile à travers l’application MOJA, un navigateur internet développé par BRCK. La vision de BRCK est simple à “pitcher” : connecter n’importe quel citoyen à la toile, librement et sans conditions de ressources. À commencer par les “non-monétisables”. C’est à dire les millions de ménages à très faibles revenus, que les fournisseurs d’accès traditionnels préfèrent laisser sur le bord du chemin, faute de rentabilité commerciale suffisante. La jeune startup est parvenue à inventer le “business model” de la connectivité des personnes les plus défavorisées grâce à l’installation de dizaines de milliers d’antennes Wi-Fi à l’intérieur des nuées de matatus (mini-bus populaires et bon marché) qui sillonnent le pays. Ainsi qu’en érigeant des antennes relais dans les campagnes les plus éloignées de la capitale.
Ce faisant, BRCK agrège et insère dans l’économie numérique des centaines de milliers de citoyens qui, en temps normal, n’ont jamais accès à internet (80% de la population du Kenya n’est toujours pas reliée au web). Des utilisateurs jusqu’alors ignorés qui permettent, une fois connectés à la toile, de créer une valeur ajoutée digitale à travers l’apparition de nouveaux usages, et l’émergence de nouveaux services plus inclusifs.
Erik Hersman en est convaincu : ces nouveaux utilisateurs contribuent efficacement à la réduction des fossés numériques qui traversent la société kenyane. Des fractures profondes qui ont été exposées à nu par la pandémie de COVID-19, à l’heure du confinement. Ces lacunes semblent par ailleurs favoriser le grand retour des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) dans le ciel africain. Et de leur vision du monde…
Car BRCK ne sera bientôt plus seul dans sa conquête du dernier kilomètre africain. Grâce ou à cause du COVID-19, l’année 2020 sonne le grand retour des GAFA de San Francisco dans la stratosphère africaine. Le géant Google vient de recevoir le feu vert du gouvernement kenyan pour le survol du territoire par son armada de « Loon ». Des ballons stratosphériques fabriqués en matériaux synthétiques et circulant à une altitude de 20 kilomètres au-dessus de la terre ferme. Augmentés par une intelligence artificielle permettant d’optimiser la navigation de manière automatique, plusieurs ballons “Loon” flottent déjà sur Nairobi. Censés diffuser la 4G, la mission officielle de ces ballons est d’accélérer la connexion des populations à internet, afin de recueillir des informations sur la propagation du virus, et ainsi d’en limiter la propagation. Un ballon “Loon” fonctionne comme une tour radio évoluant dans le ciel, et qui diffuse une couverture LTE. Google utilise la fréquence utilisée par l’opérateur Telkom Kenya, avec un certain signal rattaché. Ils émettent donc le même signal que Telkom et en tant qu’utilisateur, si vous avez une puce Telkom dans votre téléphone, vous pouvez vous connecter.
J’interroge Erik. Comment voit-il l’arrivée de Google dans le ciel kenyan ? Concurrent redoutable ou futur partenaire dans la lutte contre la pandémie ? Grand fan de Science-fiction, Erik Hersman paraît détendu. Il me partage son admiration face aux stratégies de conquête mises en place par les multimilliardaires de la Silicon Valley pour connecter l’Afrique depuis les airs. “Nous voyons débarquer l’irruption soudaine de la science-fiction dans le monde réel !”. Erik plaisante en me partageant des photos de ballons “Loon” prises en mode zoom et qu’il vient de partager sur les réseaux sociaux. On distingue un petit cercle blanc errant dans l’immensité d’un grand ciel bleu que l’on imagine brûlant, aux reflets presque poétiques. « Il y en a déjà 8 qui flottent au-dessus du pays et je crois que 16 ou 18 autres vont être lancés ».
Le fondateur de BRCK est néanmoins perplexe pour ne pas dire sceptique devant une telle débauche de moyens. Plusieurs centaines de millions de dollars ont déjà été brûlés depuis 2015 par les géants de la Silicon Valley, pour fabriquer des micro-satellites et autres ballons de connexion internet. Toujours mus par le même rêve : faire de ce continent leur nouvelle frontière. Souvent en pure perte financière. En septembre 2016 déjà, le satellite AMOS-6 que Facebook prédestinait à la conquête du marché africain explosait brutalement sur son pas de tir au lieu de rejoindre les étoiles. Mark Zuckerberg souhaitait déjà à l’époque déployer une large bande passante afin de couvrir les immenses territoires africains encore non connectés à son réseau social. A peine deux années plus tard, en 2018, le drone géant Aquila volant à énergie solaire, l’autre grand projet expérimental de Facebook pour connecter l’Afrique, fut également stoppé.
Le projet Loon laisse Erik songeur : au-delà de la très belle performance technologique, conquise à grand renfort de budgets R&D colossaux, les multimilliardaires de la Silicon Valley comprennent-ils réellement les spécificités africaines, la vraie vie des populations sur place ? « Il y a toujours un problème de prix : c’est là qu’est le fossé, je pense. Et pour moi le problème de Loon est qu’ils se sont trompés de modèle économique. Il ne l’ont pas suffisamment pensé. » Car il y a un grain de sable dans le scénario de Loon qui semble pourtant bien huilé : dans les zones rurales d’Afrique, les revenus sont encore plus faibles que dans les villes. Il m’en donne une illustration. Pour bénéficier de la connexion offerte par les ballons Loon, les clients de l’opérateur local Telkom, le partenaire commercial de Google au Kenya, doivent acheter des forfaits data pour naviguer sur internet. Un modèle économique déjà voué à l’échec, juge lucidement Erik. “L’objectif de Google n’est pas de faire tourner les ballons Loon indéfiniment au-dessus de Nairobi… Ils sont censés partir dans la brousse, très loin d’ici, dans les zones rurales !”. Au pays de M-Pesa, l’application phare de Safaricom, les communautés vivant dans ces zones reculées ont-elles les moyens de s’acheter un forfait Telkom pour recevoir la précieuse 4G ? “Je peux vous répondre que non. Les villages ruraux ont déjà du mal à s’approvisionner en cash”. Une barrière à l’entrée déjà haute, qui ne manquera pas de s’aggraver après l’épidémie. “A cause du Coronavirus, les économies africaines vont plonger. Beaucoup de personnes vont perdre leur travail et il y aura moins d’argent dans le système. Les individus sans revenus disponibles auront donc des difficultés à payer des frais supplémentaires” ajoute Erik.
Ainsi, la technologie proposée par Google, non inclusive car déconnectée des réalités du terrain, serait destinée à demeurer en marge des besoins de la base de la pyramide. Erik Hersman analyse froidement ce décalage. “Le problème avec le modèle économique de “Loon”, c’est que tout est conçu par un groupe de personnes enfermées dans leurs bureaux de la Silicon Valley. C’est le problème lorsque des produits pour les Africains sont conçus par des non-Africains dans un pays hors Afrique : ils ne saisissent pas les nuances de la réalité sur le terrain”. Leur approche utopique ne ferait que renforcer le fossé grandissant entre “connectés” et “déconnectés”.
Le talon d’Achille de Loon fait paradoxalement la grande force de BRCK. “Nous pouvons intervenir pour aider Google. Je leur dis : si vous avez besoin de distribuer votre signal, nous pouvons conclure un accord ensemble, pour le transmettre dans les zones difficiles d’accès. Là où nous travaillons et nous rendons tous les jours. Nous pouvons faire le lien entre la science-fiction de Google et la réalité du terrain au sol.”.
Erik en est convaincu : les sommes faramineuses brûlées par les GAFA pour développer des technologies de rupture dans le ciel n’auront que peu de valeur sur terre, si elles ne correspondent pas aux besoins des populations. “Ils ont toutes les ressources et le capital pour lancer des projets futuristes, oui. Mais ils ne savent pas à quoi ressemblent la situation africaine sur place”. Les GAFA ne pourront jamais remplacer le difficile travail au sol, sur le terrain. Et ils devront apprendre à travailler en partenariat avec des entreprises africaines, ancrées dans le quotidien des africains, à commencer par BRCK. Nous sommes prêts à travailler avec Google, comme nous sommes ouverts également à travailler avec le projet Starlink d’Elon Musk (NDLR : le projet Internet Satellite de la société SpaceX), sur la base du partenariat.
Crédit Photo : Samir ABDELKRIM Crédit Photo : Samir ABDELKRIM Crédit Photo : Samir ABDELKRIM Crédit Photo : Samir ABDELKRIM
Interview avec Erik HERSMAN, Fondateur BRCK
En quoi le COVID-19 est un révélateur des inégalités numériques qui existent dans nos sociétés ?
Internet ne fait que mettre en lumière ce que nous disons depuis longtemps : on ne peut pas faire partie de l’économie mondiale du XXIe siècle sans connexion. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a deux mois. Ceux qui ont une connexion peuvent aller de l’avant, participer à des vidéoconférences pour continuer à travailler, avoir accès à l’éducation, être acteur du e-commerce, transmettre des informations au jour le jour sur la situation du COVID-19, accéder aux cours agricoles, à la météo, etc. C’est de cette manière que l’écart se creuse entre les connectés versus les déconnectés, qui sont exclus. Nous le constatons en Europe, aux États-Unis, en Asie et encore plus en Afrique.
Le fossé numérique est plus large que jamais et le coronavirus met cela sous nos yeux. Par exemple, si vous êtes sur le terrain et que vous devez fournir chaque jour des données sur la propagation du coronavirus à l’OMS, comment le ferez-vous sans connexion ? Les données doivent circuler dans des canaux d’informations. S’il n’y a pas suffisamment de réseaux en place en Afrique, la population ne peut pas aller sur internet et les médecins et infirmières ne peuvent pas se connecter dans les hôpitaux : il n’y a alors aucune possibilité de traçage. C’est pourtant fondamental pour la gestion de la pandémie.
Nous considérons que l’internet est un besoin de base, et plus la fracture numérique est importante dans un pays, plus les retards vont se cumuler dans l’éducation, l’administration en ligne, la santé, le divertissement, etc.
Comment BRCK permet-il d’apporter ce besoin de base aux populations les plus pauvres ? D’après quel modèle économique ?
BRCK est aujourd’hui en pleine phase d’expansion et notre solution connecte plus de 2 millions de personnes à internet à travers 200 000 points d’accès au Rwanda et au Kenya, et nous nous apprêtons à couvrir 10 millions de personnes dans les 2 à 3 mois à venir.
Notre modèle est intégralement gratuit car tous nos clients sont en effet des personnes à très faible revenu. La vraie question pour eux est : comment nourrir ma famille ? C’est la raison pour laquelle notre modèle est non payant et repose sur 2 propositions de valeur complémentaires. Premièrement, les utilisateurs n’ont pas à sortir d’argent de leur poche pour utiliser nos services et surfer sur internet gratuitement. Et deuxièmement, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, c’est-à-dire avoir accès à du contenu éducatif, accéder à tout internet, sans aucune restriction. Ils créent ainsi de la valeur digitale. C’est notre grande différence avec Facebook Free Basics, dont les contenus sont très limités.
A travers notre navigateur MOJA (NDLR : la plateforme d’accès gratuit à internet de BRCK), nos utilisateurs peuvent participer à l’économie numérique en consommant des services digitaux, et s’abonner à des services proposant des contenus locaux. Nous avons ainsi établi des partenariats avec des compagnies d’assurances et des établissements bancaires, et nos utilisateurs peuvent souscrire à ces services.
Depuis quelques semaines, nous avons fait évoluer notre proposition de valeur en la « gamifiant ». Ce qui permet d’ouvrir de nouvelles opportunités à nos utilisateurs, comme l’accès à des denrées alimentaires. Plus ils consomment du contenu sur notre navigateur MOJA, plus ils créent de la valeur digitale et donc plus ils gagnent et reçoivent des points digitaux. Ceux qui réalisent des tâches complexes comme par exemple participer à des sondages ou effectuer des micro-missions numériques et des formations en ligne reçoivent le plus de points digitaux MOJA. Ils peuvent ensuite les dépenser dans des petites entreprises alimentaires ou des petits kiosques partenaires. Ils les échangent alors contre des pâtes, des fleurs ou même des petits objets manufacturés.
Nous introduisons donc un cercle vertueux dans de petites économies locales, où les utilisateurs créent de la valeur digitale et gagnent des points. Ils transforment ensuite ces points en quelque chose qui a encore plus de valeur pour eux, comme de la nourriture, ce qui conduit les petites boutiques à vendre davantage de produits : c’est vraiment un cercle vertueux, dont tout le monde profite.
Avez-vous constaté un pic d’utilisateurs pendant cette pandémie de COVID-19 et au cours du confinement ?
Oui, les gens se connectent plus que jamais. Mais nous savons que la plupart des individus qui ont besoin de notre plateforme n’y ont pas accès faute de borne Wi-Fi disponible. Ceux qui habitent dans des villages reculés par exemple. C’est la raison pour laquelle nous voulons multiplier par cinq le nombre de nos points d’accès au cours de ces deux prochains mois. Mais il ne s’agit pas que du Kenya. Nous souhaitons pouvoir le faire au Rwanda, en Afrique du Sud et même en République Démocratique du Congo.
Au delà, du Kenya, avez-vous les moyens financiers d’une expansion panafricaine ?
Seul le manque de financement peut nous freiner pour le moment. Nous disposons de la technologie et nous pouvons déployer nos bornes très facilement et très rapidement sur le terrain si nous levons suffisamment de fonds. Des organismes de développement international auraient tout intérêt à s’intéresser à ce que nous faisons. En nous soutenant, ils ne financeraient pas stricto sensu la connectivité, mais la valeur produite par les différents usages de cette connectivité. Les premiers bénéficiaires en seraient tous ces travailleurs de la santé sur le front qui manquent de données, tous ces enfants sans école qui manquent d’accès à l’éducation ou encore toutes ces PME en quête de numérisation et de solutions de vente pour leurs produits.
Le COVID-19 aide à se rendre compte des effets démultiplicateurs de la connectivité dans les zones blanches. Nous cherchons donc à lever des fonds grâce à ce type d’organisation, et alors rien ne pourra nous arrêter. Notre plateforme est solide, il n’y a rien de bien compliqué : il nous manque juste un accompagnement financier pour continuer notre route.
Crédit Photo : Samir ABDELKRIM
Comment les populations locales, en particulier dans les territoires très éloignés, réagissent-elles lorsque vous leur proposez la connexion gratuite à internet ?
Très positivement, car elles voient la valeur que nous leur apportons. Certains villageois vivant dans des endroits perdus attendent le passage des Matatus avec lesquels nous travaillons. Ils prennent le minibus juste une heure parce qu’ils savent qu’ils auront accès gratuitement à internet pendant le trajet. Je vais vous donner un autre exemple. Nous étions dans la région du Lac Magadi dans la vallée du Rift, territoire qui se trouve à seulement 3 heures de route de Nairobi mais qui est très isolé, avec une densité de population très faible. Nous y avons installé quelques tours WiFi longue portée, afin de fournir une connexion internet très rapide. Cela a permis de connecter à internet les employés des postes de garde isolés qui essaient de protéger les rhinocéros contre les braconniers dans le Parc National de Chyulu Hills. Avant, ils ne disposaient d’aucune connexion. Mais l’une des choses formidables que nous pouvons faire dans ces territoires isolés, c’est de regrouper énergie et connectivité au même endroit. Et ainsi fournir de l’énergie solaire là où il n’y avait aucune énergie en combinant la connectivité et les technologies off-grid.