– Interview du CEO de Brenco, Karim Brouri, en date du 25 Mars 2020. Par Julie Lanckriet –
StartupBRICS connait bien Karim Brouri, dont les équipes sont à l’initiative de CityLocker, l’une des solutions finalistes du concours Med’Innovant Africa 2019, porté par l’Etablissement Public EUROMEDITERRANEE. Nous le retrouvons cette fois en pleine pandémie de Coronavirus : la startup n’a pas hésité à mettre à profit les compétences de ses développeurs pour s’engager dans la lutte, et créer au pied levé une application d’information et d’autotest destinée à rassurer les algériens, tout en permettant de désengorger les systèmes de santé du pays. Une innovation que Brenco met aujourd’hui gratuitement à disposition de tous les pays du Continent ! Zoom sur la dernière initiative de ce serial-entrepreneur. |
StartupBRICS : On vous a découvert avec Citylocker, mais votre société mère s’appelle Brenco : pouvez-vous nous présenter plus en détail vos activités ?
Karim Brouri : Je suis passionné par l’entrepreneuriat depuis mes 15 ans : après une formation de polytechnicien et une fois le diplôme de Gadzart en poche (SB : École des Arts et Métiers de Paris), je suis rentré à Alger pour fonder Brenco il y a 7 ans, une société composée à 80% d’ingénieurs et qui propose des solutions de digitalisation des relations clients – ou d’e-government – orientées Data. On se positionne vraiment comme des Business Adviser de startups. Notre force est d’avoir plusieurs solutions qui gravitent autour de nous, que nous pouvons assembler en amalgamant différents modules pour développer des applications au pied levé, en fonction des besoins de nos clients et du gouvernement, ce qui nous donne une certaine force de frappe face à une crise comme celle du Covid. Parfois, nous prenons des parts dans les startups qu’on accompagne et les plus prometteuses comme TheOffice ou CityLockerSB deviennent des Spin-off.
Équipe de la startup Brenco
« On se positionne comme des Business Adviser : notre force est d’avoir plusieurs solutions qui gravitent autour de nous, ce qui nous permet de développer des applications au pied levé et d’avoir une force de frappe décisive face à une crise comme celle du Covid-19 »
En parallèle de nos activités business, nous sommes très impliqués dans l’écosystèmes des startups, sans toutefois être un incubateur : Brenco encadre ainsi plusieurs startups au profit d’un Fonds d’investissement africain. On travaille sur la Réalité virtuelle également, mais notre tout dernier projet, c’est de créer un hub en plein milieu du désert ! Un hub d’innovation algérien, mais tourné vers l’Afrique et le Sahel et dont l’installation est déjà en cours à Béchar : non loin de la frontière mauritanienne et à plus de 1 300 km d’Alger.
SB : CityLocker développe une armoire connectée comme point de livraison du dernier kilomètre. Une solution finaliste du Concours Med’Innovant Africa 2019, organisé par l’Établissement Public d’Aménagement Euroméditerranée. |
SB. Pourquoi vous être tournés vers le secteur public, et que proposez-vous exactement ?
KB. Initialement, Brenco développait des solutions de relations client et de Call center, des solutions cloud, en SAAS et en marque blanche donc adaptables à chaque besoin. C’est notre premier client qui est venu changer la donne : l’Agence nationale de gestion des déchets algérienne. On a développé pour eux l’application Ndis – « propre » en argot algérien – en la taillant sur mesure pour permettre aux citoyens de signaler les emplacements des détritus et dépotoirs à ciel ouvert. Un mois à peine après sa mise en service en juillet 2019, elle avait déjà été téléchargée plus de 20 000 fois ! Un succès qui a surpris l’Agence elle-même et le plus intéressant, c’est que 92% des signalements sont authentiques : les utilisateurs prennent très au sérieux leur rôle de citoyen. Puis les influenceurs s’en sont emparés et cela a très fortement boosté l’utilisation également.
« Dès que ça touche à la vie quotidienne, les utilisateurs se sentent impliqués et sont très sérieux : ils jouent leur rôle de citoyen »
Développée par Brenco, Ndif permet de signaler des déchetteries à ciel ouvert aux Services de ramassage des déchets algériens
SB. Vous revenez sur le devant de la Startup-Scène aujourd’hui avec une thématique très différente. Qu’est-ce qui a motivé votre initiative et comment avez-vous développé le projet ?
KB. Dès l’annonce du premier cas de Coronavirus confirmé en Algérie, nous avons réagi en lançant en interne le développement d’une nouvelle application qui réponde aux normes de l’OMS. Une semaine plus tard, on contactait le Ministère algérien des Startups, sans retour de leur part malheureusement. Mais on ne s’est pas laissé décourager : nous avons sollicité le Ministère de la Santé et cette fois leur réaction a été immédiate ! Nous avons donc travaillé ensemble, et fait valider notre solution par leurs services. L’objectif de cette nouvelle application est finalement le même que celui de Ndis : regagner la confiance du citoyen. En effet, beaucoup d’études ont montré – et notamment au cours d’Ébola – que la confiance des citoyens dans leur gouvernement constitue l’un des nœuds du problème en situation de crise sanitaire. C’est délicat, puisque cette confiance est largement érodée aujourd’hui, et on ne croit plus les informations qui émanent des autorités : l’origine du virus, le nombre de morts,.. Tellement de Fake news circulent !
« L’objectif de notre application Covid-19 est le même que celui développé avec Ndis : permettre au gouvernement de regagner la confiance des citoyens, ce qui est capital en temps de crise sanitaire »
SB. Pour en venir au Covid-19 précisément, en quoi votre application permet-elle de lutter contre la propagation du virus et quels sont ses usages ?
KB. Quand le gouvernement algérien a mis en place un numéro vert le 1ermars, nous avons tout de suite compris qu’il y aurait un problème : l’afflux d’appels était massif, et les gens saturaient le call-center avec des questions basiques. Une autre difficulté résidait dans la gestion des données, puisque les saisies se faisaient à la main, donc avec des risques de perte et d’engorgement. Nos équipes ont donc développé une application baptisée FahS – ausculte en arabe. Son premier objectif n’est pas de diagnostiquer, mais d’informer les populations pour qu’elles aient les bons gestes. Dans un second temps, le but est de faire remonter ces données aux autorités pour leur permettre de prendre des décisions mieux informées, data-driven et en temps réel.
Le premier volet de l’application est donc purement informatif : il met à disposition des utilisateurs une base de données de connaissances sur le virus, directement contrôlée par le Ministère de la Santé, afin de rassurer les algériens et de lutter contre les Fake news. À côté de ces informations sont associées une carte interactive, avec le nombre de morts en temps réel en Algérie et des vidéos issues de l’OMS. Une autre fonctionnalité ajoutée par nos équipes est un pop-up en voix off, qui rappelle toutes les 5 minutes à l’utilisateur les conseils sanitaires de base, l’informant par exemple qu’il touche en moyenne 250 à 300 fois son visage par jour.
« FahS propose une base de données de connaissances sur le virus, une carte en temps réel des cas en Algérie et un pop-up qui vient rappeler toutes les 5 minutes aux utilisateurs les conseils sanitaires basiques : « S’il te plait lave toi les mains, s’il te plait ne touche pas ton visage » ».
SB. Vous avez également crée un algorithme d’autotest : comment s’utilise t’il et quelles données collectez-vous ?
KB. Concernant le volet autotest, le fonctionnement est très simple : l’utilisateur est guidé pour répondre à une série de questions. Tout d’abord, c’est son numéro de téléphone – ou son adresse email – qui feront office d’identifiant. FahS collecte ensuite toutes les informations utiles au suivi du virus dans la population, qui ont été mises en évidence à Wuhan premièrement, puis validées par l’OMS et le Ministère de la Santé algérien. Il s’agit de votre profil (âge et sexe), du nombre de personnes que compte votre famille, de votre groupe sanguin.. L’application permet ainsi d’identifier les populations à risques : diabétiques, insuffisance rénale, asthme, personnes en surpoids ou femmes enceintes. Vos déplacements ensuite : les pays et régions où vous avez voyagé récemment, savoir si vous avez pris les transports en commun, un avion.. Les symptômes enfin : fièvre, rhume, toux,.. Selon les réponses données, d’autres séries de questions peuvent être posées comme par exemple si vous avez pris des anti-inflammatoires. Notre algorithme va ensuite chercher à identifier si les symptômes indiqués correspondent à ceux d’une grippe, du Covid ou d’un patient sain. Au terme du questionnaire, FahS vous communique votre degré de risque d’exposition au Covid-19 selon un code couleur (vert, orange ou rouge) : il s’agit d’un pré-diagnostic.
SB. Une fois que ce pré-diagnostic est effectué, que ce passe-t-il, comment sont mises à profit les données ?
KB. En cas de suspicion de Covid, les utilisateurs sont orientés vers des médecins. Chaque autotest est associé à un QR Code, qui va permettre au médecin de scanner l’ensemble des informations remplies par le patient, et lui éviter ainsi d’avoir à poser à nouveau toute cette série de questions : c’est un énorme gain de temps pour les équipes de santé ! Cette dernière fonctionnalité nous a ainsi été demandée directement par le Ministère de la Santé, pour permettre de simplifier le travail des médecins. Ces derniers vont pouvoir valider ou infirmer le pré-diagnostic effectué par FahS, dans une logique de machine learning : c’est très important pour nous, puisque ça permet d’améliorer l’algorithme, qui apprend au fur et à mesure.
« Un QR Code permet aux médecins de consulter l’ensemble du questionnaire : c’est un énorme gain de temps pour eux ! Les équipes soignantes n’ont plus qu’à confirmer ou infirmer le pré-diagnostic : un processus de machine-learning qui vient alimenter notre algorithme, qui progresse de jour en jour »
En fin de course, FahS propose une version dédiée pour le Ministère et les autorités de santé, qui donne accès au backend avec toutes les données agrégées, qui évoluent en temps réel sur des dashboards très visuels : nombre de personnes sur l’application, nombre d’autotests réalisés, leur code couleur et bien sur le nombre de cas positifs pré-diagnostiqués. Les autorités de santé peuvent également aller voir bien plus profondément dans la granularité des données ou leur appliquer des filtres, pour voir les symptômes individuels, les personnes à risques etc. Point très important : la version Ministère donne accès aux numéros de téléphone liés aux formulaires : tout en conservant leur anonymat, ces personnes vont pouvoir être contactées directement par le gouvernement. Toujours dans l’esprit de regagner la confiance des populations, cela devrait permettre à terme un impact psychologique important grâce au bouche à oreille, puisque les utilisateurs pourront dire « le Ministère m’a appelé pour prendre de mes nouvelles ». Pour les utilisateurs qui présentent des symptômes, ceux avec un code orange ou rouge, l’algorithme renvoie un test dans les 48h pour effectuer un suivi.
Version administrateur de l’application FahS, réservée aux autorités de santé
SB. Vous mentionnez l’anonymat : on sait combien la protection des données est capitale en matière de santé, comment assurez-vous la sécurité d’échanges d’informations aussi sensibles ? Plus largement, où en êtes-vous du déploiement de l’application ?
KB. Nous appliquons une très forte logique de protection de la data, avec des données anonymisées et protégées de bout en bout. C’est impératif pour une application médicale. Nous sommes très au fait des polémiques sur l’utilisation faite de ce type d’applications en Asie notamment, avec le tracking des personnes et leur géolocalisation : Brenco est contre ce type d’utilisation et nous l’avons communiqué au Ministère de la Santé. Aujourd’hui, FahS est en beta test auprès de 200 utilisateurs : dès que nous obtenons l’aval complet du Ministère, elle sera lancée à grande échelle. FahS est disponible sur Android, IoS et en version web : elle peut ainsi directement s’intégrer sur le site web du ministère. Nos équipes travaillent aussi sur un mode offline, et sur le plan linguistique, FahS permet à l’utilisateur dès aujourd’hui de choisir sa langue d’utilisation entre le français, l’anglais et l’arabe.
SB. Vous proposez de mettre gratuitement à disposition FahS pour toute l’Afrique : pourquoi cette initiative et êtes-vous déjà en contact avec des autorités de santé étrangères ?
KB. Dans la lutte contre le Coronavirus, le temps est une donnée cruciale. Nous avons donc très rapidement décidé d’ouvrir FahS à tous les pays du Continent, alors même qu’ils n’étaient pas encore confrontés à la problématique, pour leur donner l’opportunité s’en emparer immédiatement et de ne pas perdre de temps en développement. Tout est disponible et adaptable, dès aujourd’hui : FahS a été développé en marque blanche, et peut ainsi s’installer sur des serveurs locaux dans chacun des pays qui seraient intéressés, pour leur permettre de conserver la main sur les données, avec des serveurs souverains. Ce que nous proposons aujourd’hui, c’est de donner la licence de l’application en libre accès aux Ministères de la Santé des autres pays, et ce pour toute la durée de l’épidémie. S’ils souhaitent poursuivre l’utilisation de l’application par la suite, on pourra rediscuter mais notre logique n’est vraiment pas commerciale : c’est la santé avant tout ! Nous avons déjà été contactés par plusieurs structures, et notamment par le High Council de Palestine, qui s’intéresse à la solution.
« Dans la lutte contre le virus, le temps est une donnée cruciale : on souhaite donner à d’autres pays l’opportunité de s’emparer immédiatement de l’application, sans perdre de temps en développement. Notre logique n’est vraiment pas commerciale : c’est la santé avant tout »
Plus largement, nous avons développé cette application en essayant d’envisager des usages les plus larges possibles : si demain on trouvait un vaccin contre le Covid, FahS pourrait toujours servir dans la lutte contre Ebola, ou pour la grippe saisonnière par exemple, qui tue presque autant que le Coronavirus pour l’instant. Les occasions ne manquent pas malheureusement : l’Algérie a beau être l’un des pays les plus riches d’Afrique, nous avons connu l’an passé une épidémie de Choléra, et il y a 4 ans à peine une épidémie de peste ! FahS permet par exemple de trouver un médecin, grâce à un module que nous avions développé pour une autre de nos startups : ce type d’applications existe dans la plupart des pays aujourd’hui, et il sera ainsi facile de les plugger localement sur FahS si on la déploie ailleurs qu’en Algérie.
SB. L’Afrique a connu de nombreux épisodes épidémiques, Ebola notamment : cette expérience peut-elle servir à éclairer la lutte contre le Covid-19 ? Que penser de l’impact du virus sur nos sociétés, et en ce qui vous concerne, sur les écosystèmes de startups en particulier ?
KB. Pour faire un parallèle étrange, j’ai grandi dans l’Algérie de la guerre civile, et nous avons appris à vivre avec le terrorisme : la planète à l’époque ne comprenait pas ce que nous vivions, cette attention constante et les gestes barrières que nous avions développés petit à petit. Aujourd’hui, c’est devenu un phénomène mondial et le monde entier y est sensibilisé. Selon moi, c’est un peu pareil pour Ébola ou le Sras : puisque ces épidémies sont restées cantonnées à certaines régions, la planète n’a pas été concernée tandis qu’aujourd’hui avec le Covid, le reste du monde commence à comprendre ce phénomène épidémique. C’est une question d’acculturation dans la société, de gestes à mettre en place. L’Homme fonctionne de telle manière qu’un électrochoc est nécessaire pour intégrer ces enseignements : il faut qu’il y ait des morts avant de changer nos comportements, et on observe le même phénomène pour le réchauffement climatique.
« L’acculturation des sociétés demande un électrochoc : le Covid-19 nous pousse à changer nos comportements, à mettre en place des gestes barrières, mais il aura fallu des morts pour comprendre cela ! »
Pour parler du volet Tech à présent, je dirais qu’on assiste à la naissance d’un grand mouvement avec cette pandémie : les écosystèmes africains développent des solutions par eux-mêmes, de manière collaborative et en open source. On commence à comprendre qu’on est tous les mêmes sur le Continent, peu importe la couleur de peau. Nous sommes confrontés aux mêmes défis et nous devons construire ensemble pour aller de l’avant. Il est clair que l’impact économique risque d’être très important, et les startups vont beaucoup souffrir après la crise puisque la plupart de nos clients n’ont pas digitalisé leurs pratiques, et leur activité a baissé pendant la crise. Leur budget va donc se réduire fortement et cela va durablement impacter les startups qui sont leur fournisseurs. Mais la période est aussi porteuse d’opportunités, et si l’on parvient à démontrer que l’on a développé des solutions robustes en temps de crise, alors ce sera peut-être un signal pour s’internationaliser et décrocher de nouveau clients sur de nouveaux territoires.