Au lieu de servir la technologie, l’Afrique utilise au contraire sa créativité pour s’en libérer et lui assigner un rôle à la fois économique et social, au service de l’humain. C’est l’enthousiaste mais lucide constat de Samir Abdelkrim qui publie la seconde édition de son livre-reportage “Startup Lions, au coeur de l’African Tech”, dont le contenu a été actualisé et présenté en avant-première durant VivaTechnology. Cette seconde édition est également co-préfacée par Xavier Niel (fondateur d’Iliad-Free et de la Station F, cofondateur de l’école 42) et Tidjane Deme (ex-CEO de Google Afrique Francophone et co-fondateur de Partech Africa). Entrepreneur et reporter tech, Samir Abdelkrim fait le récit de plusieurs années d’enquête et de voyages en immersion au cœur des écosystèmes numérique africains, entre 2014 et 2018. Il fait découvrir des startups qui répondent chaque jour aux besoins les plus vitaux des populations les plus fragiles, inventant ses propres réponses à des problématiques profondes relevant traditionnellement des compétences des États. Par exemple, réinventer l’agriculture dans le Sahel ou déployer une électricité off-grid dans les bidonvilles de Nairobi. Le Monde Afrique publie un extrait inédit de cette seconde édition qui raconte comment une start-up de la e-santé, CerviScan, aide les femmes vivant dans les zones reculées du Cameroun à lutter contre le cancer.
Bamenda apparaît enfin à travers les épais nuages qui glissent sur le fuselage. Une ville miniature se dessine au milieu d’un paysage de montagnes sauvages. Le petit avion d’une vingtaine de places se pose lourdement sur la petite piste de l’aérodrome aux allures provinciales, planté au milieu d’une végétation dense et luxuriante. Nous voici au cœur de la partie anglophone du Cameroun. La frontière avec le Nigeria se situe à un peu plus de 100 kilomètres.
M’attendant à la sortie de l’aéroport, Conrad Tankou me conduit aux bureaux de sa start-up, qu’il a baptisée CerviScan. Il m’explique en roulant que chaque année le cancer fait des ravages dans les zones rurales. Les femmes en sont de loin les premières victimes. Les cancers du sein et du col de l’utérus tuent des dizaines de milliers de villageoises, le plus souvent à cause d’une absence de dépistage, de prévention, de diagnostic et d’un traitement médical suffisant. Chiffres à l’appui, il m’explique comment la proportion de femmes camerounaises atteintes du cancer du sein n’a cessé d’augmenter pour atteindre « plus de 2 600 cas pour 100 000 femmes ».
Les mammographies de dépistage sont centralisées essentiellement dans les grandes villes, et même là peu d’hôpitaux sont spécialisés. Par ailleurs, les coûts de déplacement constituent une barrière aux soins insurmontable pour beaucoup de femmes. Cette dure réalité frappe aussi Bamenda, la ville natale de Conrad Tankou, que beaucoup décrivent comme abandonnée. C’est pour remédier à cette injustice sanitaire et sociale que Conrad a créé en 2017 un petit microscope numérique et low-cost qui permet d’analyser sur place les prélèvements de tissu cellulaire afin de repérer très rapidement les débuts de tumeurs cancéreuses. Fonctionnant sur batterie, son appareil peut être utilisé sur tout le territoire, y compris dans les enclaves les plus reculées où il n’y a ni électricité, ni Internet, ni réseau GSM disponible.
Conrad est un geek qui a décidé d’allier le pouvoir du numérique à ses connaissances médicales. Non seulement c’est un entrepreneur, mais il est d’abord et avant tout un médecin de brousse engagé. Il visite constamment les villages alentour pour soigner les personnes les plus vulnérables. Ce jeune docteur-entrepreneur de 27 ans à peine a fait de la lutte contre le cancer son combat de tous les jours.
Les locaux de CerviScan sont rudimentaires, mais fonctionnels. Plusieurs laptops sont posés sur des tables en bois formant un carré au milieu d’une pièce. Lemi Clarisse, en charge de la communication de la start-up, profite du retour de Conrad pour lui faire valider sa dernière créa. Son flyer aux couleurs vives servira à sensibiliser un maximum de femmes pour la journée de dépistage du cancer du sein, qui se déroulera dans une dizaine de jours dans la commune de Balikumbat, à une trentaine de kilomètres de Bamenda. Faute de moyens financiers pour imprimer le flyer en grandes quantités, Conrad Tankou et Lemi Clarisse se serviront de WhatsApp pour faire suivre le flyer numérique au plus grand nombre de destinataires.
Conrad Tankou m’explique ce qui se passera à Balikumbat. Durant toute une matinée, il réalisera un dépistage manuel du cancer du sein sur une dizaine de femmes afin de détecter des kystes ou des nodules qui pourraient être des tumeurs malignes. Avec son équipe, il réalisera ensuite une biopsie à l’aiguille fine, généralement indolore, afin de prélever des cellules ou du liquide dans des kystes et des ganglions lymphatiques. Le prélèvement sera alors placé sur une lamelle, puis analysé par le petit microscope numérique CerviScan. Le CerviScan est équipé d’une caméra numérique qui retransmet les images en direct sur un smartphone ou une tablette. Les images sont ensuite sauvegardées sur un serveur sécurisé. Elles seront ensuite téléchargées et décortiquées par un oncologue camerounais travaillant dans l’un des hôpitaux partenaires. Les patientes ont désormais accès à un diagnostic rapide et fiable, sans qu’elles aient besoin d’accomplir de coûteux voyages vers une grande ville afin d’y effectuer des examens de contrôle. L’application permet également aux médecins de demander un deuxième avis en partageant les images numérisées à des collègues. « Nous avons déjà trois médecins qui utilisent notre plateforme », m’explique Conrad.
Lemi Clarisse accueille quatre femmes qui ont bénéficié du CerviScan lors d’une précédente campagne de sensibilisation. Elles vivent à Bamenda et sont venues effectuer un examen de contrôle. L’une d’elles me confie en riant aux éclats à quel point, au début, les aiguilles utilisées pour la biopsie lui faisaient peur. « Mais finalement, on ne ressent presque rien au moment du prélèvement. Et les résultats sont connus très rapidement. » J’en profite pour observer de plus près un CerviScan. L’appareil, qui ne pèse pas plus de 250 grammes, est à 90 % imprimé en 3D dans un fab lab. Chaque pièce défectueuse peut être ainsi facilement réimprimée et remplacée en quelques jours seulement.
En quelques mois, grâce à son innovation, Conrad Tankou a permis à 1 276 femmes camerounaises âgées de 30 à 70 ans et vivant dans des zones rurales de bénéficier d’un dépistage gratuit. Semaine après semaine, le chiffre ne fait qu’augmenter : « Le nombre de nouvelles patientes varie de 20 à 200 par mois. Les pics surviennent lorsque nos équipes arrivent dans de nouveaux villages où les infrastructures sanitaires sont inexistantes. » Le CerviScan a permis de diagnostiquer un début de cancer à un peu plus de 100 femmes.
Le rêve de Conrad est de donner les meilleures chances de guérison aux femmes oubliées des campagnes et souffrant d’un cancer. Il veut couvrir 50 villages camerounais d’ici la fin de l’année 2018, puis étendre le champ d’application de son microscope numérique à d’autres spécialités, comme l’hématologie ou la parasitologie. Il lancera ensuite CerviScan dans les pays voisins souffrant des mêmes problèmes de déserts médicaux, d’abord en Afrique centrale, puis dans l’ensemble du continent d’ici 2025.