Par Julie Lanckriet & Philippine Leclerc, StartupBRICS
Depuis sa création en 2016, c’est déjà le 2ème tour de table réussi pour la pépite nigériane du retail Trade Depot, et pour la seconde fois, c’est à nouveau Partech qui prend la tête de l’investissement avec une pré-Série B à 10 millions de dollars sécurisée le 14 juillet dernier. Les raisons d’un tel succès ? Elles sont à chercher au cœur des ruelles labyrinthiques et embouteillées de Lagos, la capitale économique nigériane où le commerce informel fait vivre près de 23 millions de personnes. Trade Depot y sécurise, fluidifie et simplifie le quotidien de plus de 40 000 distributeurs et commerçants indépendants. Rencontre à Lagos avec Onyekachi Izukanne, son Fondateur, qui revient pour StartupBRICS sur son parcours et ses projets. |
StartupBRICS : Le concept de Trade Depot est très original : pourquoi l’avoir créé et comment vous est venue l’idée ?
Onyekatchi Izukanne : Trade Depot, c’est déjà notre troisième startup avec mes associés*. Avant de nous lancer dans l’aventure, nous travaillions dans le consulting : notre mission était d’accompagner des entreprises internationales dans leur implantation au Nigéria. Rapidement, nous avons fait le constat que les modèles européens de distribution ne fonctionnaient pas ici, ils n’étaient pas exportables. Il faut comprendre qu’au Nigéria, et surtout à Lagos, le marché du retail est extrêmement fragmenté et se compose d’une multitude de petits revendeurs. Un schéma qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde. Il était donc difficile pour les grandes entreprises internationales de type Coca-Cola, mais aussi pour de plus petits producteurs locaux, de distribuer leurs produits de manière efficiente. Mais cette particularité nigériane s’est finalement révélée être une opportunité. Nous avons décidé de nous lancer dans l’aventure, pour simplifier le processus de distribution entre ces grands fournisseurs et les revendeurs au détails.
« Le marché nigérian du retail, sa fragmentation, sont uniques au monde et les modèles occidentaux de distribution ne fonctionnent pas ici. Une particularité que nous avons transformée en opportunité ! »
Onyekatchi Izukanne, PDG et co-fondateur de Trade Depot
Notre mission est simple : aider les petits commerçants. Nous voulons faciliter leurs tâches du quotidien en leur procurant, de la plus simple des manières, les meilleurs produits aux meilleurs prix. Comme je vous l’ai dit précédemment, le marché nigérian est très fragmenté, et se rendre aux différents marchés, multiplier les commandes, est un exercice extrêmement chronophage et coûteux pour eux. Notre proposition de valeur, c’est donc de mettre à disposition de nos partenaires des solutions pour rendre le processus d’achat de biens beaucoup plus simple : on se positionne comme un véritable intermédiaire entre fournisseurs et revendeurs.
Ensuite, au-delà de l’aspect produit, nous travaillons avec eux afin de leur permettre d’accéder au crédit. Vous voyez, ces commerçants travaillent généralement au jour le jour, et uniquement en cash, ce qui ne leur permet pas de projeter leurs besoins à long terme. Tous les jours, ils achètent des biens en fonction de leurs gains de la veille. Notre rôle ici est donc de les aider à accroitre leur capital, afin qu’ils disposent d’une épargne suffisante. Pour cela, nous leur proposons des outils de suivi de vente : ils peuvent ainsi connaitre la fréquence d’achat de chacun de leurs produits, identifier les bestsellers, etc… Nous gardons une trace de chacune de leurs transactions : un historique financier qui leur permettra, in fine, d’accéder au crédit.
« Nous voulions trouver une solution réaliste pour connecter les grands fournisseurs aux petits commerçants de rue, qui ont toujours eu de grandes difficultés à se rencontrer l’un l’autre. C’est pour résoudre ce problème que nous avons créé TradeDepot ! »
Les fondateurs de Trade Depot, Onyekachi Izukanne, Michael Ukpong et Ruke Awaritefe accompagnés de leurs collaborateurs et des Associés de Partech à Paris
SB : Quel est le profil des commerçants avec qui vous travaillez ? et que vendent-ils ?
OI : Aujourd’hui nous travaillons avec près de 30 000 commerçants, qui sont pour la grande majorité des femmes (75% des vendeurs). Elles réalisent entre 1 000 et 3 000 dollars de chiffre d’affaire chaque mois. Le marché nigérian du retail repose en quasi-totalité sur ces revendeurs, à près de 95%. Les produits qu’on y trouve sont des biens très mobiles, qui ne restent pas plus d’une semaine sur les étals. On parle de nourriture, de boissons, de produits pour bébés, de produits ménagers, etc… Avec Trade Depot, les commerçants passent par notre site pour commander leurs produits aux grossistes, généralement des grands comptes FMCG, et nous nous occupons de leur livrer. La transaction moyenne entre revendeurs et sociétés FMCG est d’environ 70$.
SB : Vos offres paraissent très diversifiées : quel est le panel de solutions que vous proposez à vos partenaires, côté vendeurs au détail et côté fournisseurs ?
OI : Nos offres de services vont de la simple distribution-livraison au support technique et financier individualisé. Nous aidons nos commerçants à développer leur entreprise en identifiant les meilleures stratégies de vente à adopter en fonction de la demande des consommateurs de leur quartiers. En effet grâce à nos outils numériques, nous pouvons suivre la consommation de chaque magasin et voir quels produits sont les plus consommés, dans quels endroits, etc… Nos partenaires ont accès à ces données, ce qui leur permet d’ajuster leur offre en fonction de la demande et des attentes des consommateurs. Comme expliqué plus tôt, nous les accompagnons également dans leur accès au crédit. Le capital de ces petits commerçants étant très limité, leur capacité de croissance en est considérablement restreinte puisqu’ils ne peuvent fonctionner qu’au jour le jour. Le fait de disposer de leur historique d’achat et de vente nous permet de leur proposer des solutions de crédit adaptées : ils peuvent maintenant projeter leur consommation sur plusieurs jours, ce qui diminue leur charge logistique et, in fine, leurs couts.
« Le capital de ces petits commerçants étant très limité, leur capacité de croissance en est considérablement restreinte. Ils ne peuvent fonctionner qu’au jour le jour. C’est pour cela que nous les aidons à accéder au crédit : une solution gagnant-gagnant »
Côté fournisseurs à présent, nous proposons également différents services. Dans le cas où nos partenaires seraient déjà implantés sur le territoire avec un système logistique solide, nous leur présentons nos revendeurs et associons notre structure à la leur. Dans le cas contraire, nous leur proposons nos infrastructures logistiques.
SB : Concrètement, comment tout cela fonctionne t’il ? Quelle est votre « secret sauce » ?
OI : Cela fait trois ans que nous avons créé Trade Depot, et nous employons aujourd’hui 140 personnes. Nous avons trois types de collaborateurs : les équipes en backoffice qui sont en charge du soutien technique à nos clients, les agents de terrain qui travaillent dans nos dépôts et auprès de nos commerçants, et une équipe qui s’occupe de la logistique et de la construction des infrastructures techniques de l’entreprise.
Nous utilisons énormément d’outils digitaux. Ils sont présents tout au long du processus de distribution. Nous avons des applications qui nous servent à suivre la gestion des stocks de nos 22 entrepôts et qui nous permettent de maximiser la localisation des marchandises. Cela nous permet de tracer, en permanence, le moindre produit qui sort de nos entrepôts. C’est ce suivi qui fait véritablement la clé de notre succès. En modélisant et en optimisant les trajets-marchandises, nous avons considérablement réduit les coûts de transactions. Ces outils numériques, nous les proposons également à nos fournisseurs partenaires afin qu’ils puissent suivre en temps réel le mouvement de leur marchandise. Nous équipons aussi notre staff sur le terrain, avec des outils de géolocalisation qui leur permettent de suivre la livraison des produits, de trouver les meilleurs itinéraires de livraison, et de connaitre l’emplacement de nos magasins revendeurs.
« Tenez, sur mon téléphone, je peux voir en temps réel l’emplacement de chacun de nos commerçants, en vert, et celui de nos entrepôts, en rouge. Cela nous permet d’optimiser les trajets de chacun de nos produits en réduisant leurs temps de livraison. »
SB : Pouvez-vous nous donner quelques chiffres ? Quel est votre business model et jusqu’où vous a-t-il mené aujourd’hui ?
OI : Notre business model repose sur l’agrégation des marges réalisées sur chaque produit que nous revendons. Elle va de 2% à 80% en fonction du bien. Tout en apposant cette marge, nous sommes capables de proposer des prix très bas à nos petits commerçants, en raison de la quantité importante de biens que nous achetons. Sur le plan financier, nous nous sommes lancés tout seuls : au cours des 18 mois qui ont suivi notre création, ce sont mes associés et moi-même qui avons investi personnellement dans Trade Depot. Une fois parvenus à convaincre les fournisseurs de travailler avec nous, Partech est venu nous rejoindre comme investisseur principal.
SB : Quels sont les obstacles que vous rencontrez aujourd’hui ?
OI : La principale difficulté à laquelle nous nous heurtons aujourd’hui est la taille de notre marché. Celui-ci est très vaste, et très peu digitalisé. Il est difficile de se faire connaitre et d’approcher de nouveaux partenaires. Nous ne pouvons pas utiliser des pubs en lignes ou des post Facebook, car ce ne sont absolument pas des canaux utilisés par nos cibles. C’est donc un véritable travail de terrain qu’il faut que nous menions. Pour cela, nous organisons notamment des workshops dans nos locaux avec nos commerçants, qui permettent d’échanger avec eux sur leur expérience comme partenaire TradeDepot. C’est un moyen d’améliorer notre offre de services, mais aussi un très bon outil de networking et de visibilité.
Atelier avec les commerçants partenaires dans les locaux de TradeDepot
SB : La ZLEC doit bientôt être implantée sur le Continent, qui viendra changer drastiquement la donne en matière de commerce avec vos voisins. Est-ce une bonne nouvelle pour le business ?
OI : Si ces traités sont implantés correctement, cela peut bien entendu être utile pour les commerçants. Cela encouragerait et faciliterait grandement les activités transfrontalières. Pour autant, je ne suis pas convaincu de leur pertinence. En Afrique subsaharienne, on vend et on achète local alors même avec un traité de libre-échange, cela m’étonnerait que les commerçants et les consommateurs changent leurs habitudes.
StartupBRICS : la ZLEC est le futur traité panafricain de libre-échange. Il vise à abaisser les barrières commerciales entre les pays signataires et donner un coup d’accélérateur au commerce intra-africain. |
SB : Quels sont vos projets pour le futur ? Pensez-vous à vous exporter ailleurs en Afrique, ou à développer votre gamme de services ?
OI : À court-terme, nous aimerions accroitre notre offre de biens et de services. Nous cherchons constamment à développer la valeur ajoutée de notre concept pour nos clients. Donc en plus du côté fournisseur et distributeur, nous aimerions développer l’aspect conseil et finance de Trade Depot. Nous souhaitons poursuivre notre démarche sur le volet crédit, pour aider nos commerçants-partenaires à accéder au prêt et à se libérer de la charge financière que représente le liquide aujourd’hui. Nous aimerions également exploiter et monétiser les données que nous récoltons. Cela représente des sources d’informations très intéressantes pour nos fournisseurs, une réelle mine d’or de données, qui pourraient être utilisées pour affiner leur connaissance-consommateur autour de leurs produits : connaitre dans quels lieux ils marchent le mieux etc… Enfin, nous aimerions étendre notre zone d’action au reste du Nigéria et à l’Afrique. Nous avons d’ailleurs lancé un projet pilote dans un autre pays d’Afrique anglophone, dont nous devrions recevoir les résultats d’ici peu.
« Nous souhaitons poursuivre notre démarche sur le volet crédit, pour aider nos commerçants-partenaires à accéder au prêt et à se libérer de la charge financière que représente le liquide aujourd’hui »
Onyekatchi Izukanne, PDG et co-fondateur de Trade Depot